Chante, Papa

Je n’aime pas chanter. Je n’aime pas l’espagnol.

En 2003, je vois le documentaire « Retour à Kotelnitch », d’Emmanuel Carrère. Je n’en garde aucun souvenir précis. Juste une vague impression d’une voix masculine qui chantait une berceuse. Je crois que c’était en russe. C’était imparfait, c’était touchant.

En 2015, je suis aux Etats-Unis pour le travail. Seul au volant d’une voiture, j’écoute des albums que j’aime bien. Ma femme est enceinte. En me projetant, je me suis rendu compte que je ne voyais pas chanter une berceuse avec des paroles enfantines. Je suis donc à la recherche d’une chanson que je pourrais m’approprier pour en faire une berceuse, pour la chanter à mon enfant à venir. Aucune ne me plait. Soit je me sens ridicule, soit une partie des paroles ne va pas, soit la mélodie est trop compliquée. Jusqu’à ce que l’évidence survienne enfin. Une chanson oubliée, cachée au fond d’un album. Une chanson qui prend son temps. Peu de paroles, et que des mots justes. Ca parle de voyage et de partage.

En 2016, mon fils nait. Quelques heures après sa naissance, sa maman se repose. Je suis assis par terre, dans le noir, le dos contre le mur. Mon fils est dans mes bras, il oscille entre sommeil et pleurs. Pour l’assoupir, je lui chante cette chanson, pour la toute première fois. Il se calme. Il s’endort. Je continue à chanter, de peur de briser la magie. Je fredonne, en boucle. Les jours qui suivent, je prends goût à cette habitude. Dès que je sens que mon fils a besoin d’aide pour s’endormir, je chante. Toujours la même chanson. Des centaines, des milliers de fois. Parfois machinalement, parfois en essayant de varier le rythme ou le ton. Parfois en faisant attention au son de chaque syllabe, ou au sens de chaque mot.

En 2017, ma fille nait. Pendant les mois qui précédaient, j’ai envisagé de lui trouver sa chanson à elle. J’en avais chantonné quelques unes, j’en avais même appris certaines. Toujours la même insatisfaction. Alors je me suis résigné à chanter la même chanson.

Lundi 25 février 2019. Je suis dans leur chambre, pour les mettre au lit. Le dîner a été un peu agité, beaucoup de pleurs, beaucoup de fatigue. C’est le moment de s’apaiser. On lit un grand livre, qui parle de la Terre et de ses habitants. Puis je les couche dans leur lit. Chacun choisit ses trois bisous (joue-nez-front pour l’un, joue-joue-oeil pour l’autre). J’éteins la lumière, je me dirige vers la porte.

J’entends ma fille murmurer : « Chante, Papa. »

Je regarde mon fils. « Toi aussi, tu veux que je chante ? » Il hoche la tête.

Alors je m’assois sur un coussin, dos au mur, et je chante.

(…)

Du nord au sud
Parcourir en accord
Chaque ville chaque port
Sans cesse et sans effort

Du nord au sud
Naviguer même à tort
Naviguer vers le nord
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Al quatro vientos
Sin esfuerzo
Del norte al sur
Sin pararse

Al quatro vientos
Sin esfuerzo
Del norte al sur
Sin pararme

Du nord au sud
Le long d’un méridien
L’élégance du voisin
Son tarmac est le mien

Du nord au sud
Je vais loin
Je rêve en plein
Et si je veux je reviens

Al quatro vientos
Sin esfuerzo
Del norte al sur
Sin pararse

Al quatro vientos
Sin esfuerzo
Del norte al sur
Sin pararme


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