Le secret des rimes embrassées

L’avantage d’avoir une obsession, c’est qu’à force de tout voir à travers son prisme, on voit des choses qu’on aurait pas vu autrement. L’inconvénient, c’est sûrement qu’on voit des choses là où il n’y a rien à voir.

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Tenez, prenez la chanson « Paul-Emile a des fleurs », de Lynda Lemay.

Laissez-la donc tranquille
Laissez-la donc dormir
Retirez vos aiguilles
Laissez-la donc partir

C’est l’ciel et vos machines
Qui tirent chacun d’leur bord
Qui sont là qui s’obstinent
C’est à qui sera l’plus fort

Laissez-la donc j’vous jure
C’est elle la meilleure
Elle soigne mes blessures
Mieux qu’un troupeau de vos docteurs

Arrêtez donc d’vous battre
Laissez-la donc mourir
Retirer vos salles pattes
Arrêtez de la retenir

Lâchez donc les veines
C’est pas votre mère à vous
C’est pt’être même plus la mienne
J’la reconnais plus du tout

Elle sait déjà par cœur
Toutes sortes de p’tits poèmes
Qui finissent par « Amen »
Faut bien qu’elle voit l’ Seigneur

Depuis l’temps qu’elle s’prépare
Pour être belle pour lui
Gâchez pas son départ
Si faut que ce soit pour aujourd’hui

Laissez-la donc tranquille
Laissez-la donc rêvez
Elle rêve à Paul-Emile
J’en suis persuadée

Et bon Dieu quelle tristesse
Voyez comme elle s’ennuie
Des blagues et des caresses
D’son Paul-Emile chéri

Attendez donc un peu
Rangez pas vos aiguilles
Elle manquera pas à Dieu
Autant qu’elle manque à sa famille

N’la laissez pas tranquille
N’la laissez pas s’éteindre
Comme j’connais Paul-Emile
I’va aller la r’joindre

Mais ranimez-la donc
Mais faîtes donc quelque chose
Gonflez-lui les poumons
Augmentez-lui ses doses

Relevez-lui les paupières
Elle a la trouille du noir
Réveillez ma pauv’mère
Elle va faire des cauchemars

Cognez-lui sur le cœur
Mais faîtes-la réagir
Paul-Emile a des fleurs
Il veut les lui offrir

Après quelques écoutes, une strophe (la sixième, en gras ci-dessus) sonnait particulièrement bien à mes oreilles, sans que je sache pourquoi. En regardant de plus près, j’ai compris : c’est la seule strophe dont les rimes sont embrassées (ABBA), et non croisées (ABAB).

J’ai toujours préféré les rimes embrassées. Même lorsqu’un texte n’est pas incroyablement bien écrit, le mot qui amène la quatrième rime embrassée me donne l’impression d’être exactement celui qu’il fallait. Comme une évidence, un sentiment de justesse, qui boucle parfaitement la strophe.

Mais à y réfléchir, je me demande si les limites de notre mémoire ne joue pas un rôle là-dedans. Voici mon hypothèse, forcément moins poétique.

Vous l’aurez remarqué, les schémas de rimes (AABB, ABAB, ABBA) fonctionnent par strophe de quatre vers. Je n’ai jamais creusé la question, mais je devine que c’est pour une raison simple : des schémas de rimes plus longs fonctionneraient moins bien. Prenons un exemple : une strophe de huit vers, rimant selon ce schéma ABCDDBCA. Il est probable que le temps que l’on arrive au deuxième A, on ait oublié le premier, survenu huit vers plus tôt. Et la rime, ou plutôt son effet, disparait. Les schémas de rimes sont donc courts parce que la mémoire l’est aussi.

Mais peut-être que la mémoire que l’on fait sollicite à ce moment-là (en l’occurence, il s’agit de la mémoire à court terme, aussi appelée mémoire de travail) est déjà légèrement dépassée au bout de quatre vers. Dans le cas de rimes embrassées, peut-être que lorsqu’on arrive au deuxième A, on était juste sur le point d’oublier le premier, et que c’est précisément ce timing parfait cette qui provoque cette sensation si particulière, que n’ont ni les rimes plates (AABB), ni les rimes croisées.

[...]

Bon, j’étais à moitié convaincu avant d’écrire cet article, mais je commence à me dire que ça tient debout. Je vais même jusqu’à me demander si la préférence que l’on peut avoir des différents schémas de rimes ne dépend pas de la capacité de sa mémoire à court terme…


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