L’accérélation de l’addictivité

Traduction d’un article écrit par Paul Graham, intitulé The Acceleration of Addictiveness. Lire l’article original

L’alcool fort, la cigarette, l’héroïne et le crack ont en commun d’être une version concentrée d’un prédécesseur moins addictif. La quasi-totalité des choses que nous décrivons comme addictives sont dans le même cas. Et ce qui est effrayant, c’est que le processus qui les crée s’accélère.

Nous n’avons pas envie de l’arrêter. C’est le même processus qui guérit les maladies : le progrès technologique. Le progrès technologique permet d’obtenir davantage de choses que nous désirons. Quand ce que l’on désire est quelque chose que l’on veut désirer, on estime que le progrès technologique est bénéfique. Si une nouvelle technique permet aux cellules photovoltaïques d’être x% plus efficaces, cela semble incontestablement mieux. Quand le progrès concentre quelque chose que nous ne voulons pas désirer (quand il transforme de l’opium en héroïne), le progrès semble maléfique. Mais c’est le même processus dans les deux cas. [1]

Il ne fait aucun doute que ce processus s’accélère, ce qui veut dire qu’un nombre grandissant de choses que nous aimons sera transformé en choses que nous aimons trop. [2]

À ma connaissance, il n’existe pas de mot pour quelque chose que nous aimons trop. Le terme le plus proche est le sens figuré d’ « addictif ». Ce terme est devenu de plus en plus courant au fil du temps. Et la cause est évidente : de plus en plus de choses nécessitent qu’on l’utilise. A l’extrême bout du spectre, il y a le crack et la méthamphétamine. Par une combinaison d’élevage industriel et d’innovations agro-alimentaires, la nourriture a été transformée en quelque chose de très riche, et vous pouvez voir le résultat dans n’importe quelle ville américaine. Le jeu de dames et le solitaire ont été remplacés par World of Warcraft et FarmVille. La télévision est devenue beaucoup plus captivante, et malgré ça, elle ne peut pas rivaliser avec Facebook.

Le monde est plus addictif qu’il y a 40 ans. Et, à moins que les progrès technologiques qui produisent ces choses soient sujets à des lois différentes de celles qui régissent le progrès technologique en général, le monde deviendra plus addictif ces 40 prochaines années qu’il ne l’a été ces 40 dernières.

Les 40 prochaines années vont nous amener de merveilleuses choses. Je ne dis pas qu’elles seront toutes à éviter. L’alcool est une drogue dangereuse, mais je préfère vivre dans un monde où le vin existe que dans un monde où il n’existe pas. La plupart des gens peuvent cohabiter avec l’alcool ; à condition d’être prudent. Plus il y aura de choses à aimer, plus il y aura de choses avec lesquelles il faudra être prudent.

Malheureusement, la plupart des gens ne le seront pas. Ce qui veut dire que, à mesure que le monde deviendra plus addictif, vivre une vie normale aura deux sens différents, plus éloignés que jamais. « Normal » peut vouloir dire statistiquement dans la moyenne : ce que tout le monde fait. L’autre sens est celui utilisé lorsque nous parlons de fonctionnement normal d’une pièce mécanique : ce qui marche le mieux.

Les deux sens sont assez éloignés aujourd’hui. Quelqu’un qui essaye de bien vivre aura l’air excentriquement frugal dans la majeure partie des États-Unis. Ce phénomène ne va aller qu’en s’amplifiant. Désormais, vous pourrez estimer que si vous n’êtes pas considéré comme étrange, vous ne vivez pas de la bonne manière.

Les sociétés développent des anticorps pour lutter contre les nouvelles choses addictives. On l’a vu avec les cigarettes. Quand les cigarettes sont apparues, elles se sont répandues telle une maladie contagieuse qui touche une population auparavant isolée. Fumer est rapidement devenu (statistiquement) normal. Il y avait des cendriers partout. Quand j’étais gamin, il y avait des cendriers à la maison, alors qu’aucun de mes parents ne fumaient. C’était nécessaire, pour les invités.

Après la découverte des dangers de la cigarette, la pratique a changé. Ces 20 dernières années, fumer est passé de quelque chose perçu comme complètement normal à une sale manie : de quelque chose que les stars de cinéma faisaient dans les publicités à quelque chose qu’une poignée d’accro fait en bas des immeubles de bureaux. Une grande partie du changement est venue de la loi, mais la loi n’aurait pas changé si la pratique n’avait pas déjà changé.

Ça a pris du temps, toutefois (environ 100 ans). Et à moins que le rythme d’évolution des anticorps sociaux puisse s’aligner sur le rythme d’accélération avec le progrès technologique crée de nouvelles addictions, nous pourrons de moins en moins nous reposer sur la pratique commune pour nous protéger. [3] À moins de vouloir jouer le rôle d’un canari dans une mine pour chaque addiction (c’est-à-dire d’une personne dont le mauvais exemple sert de leçons pour les générations futures), nous devrons trouver nous-mêmes ce qu’il faut éviter et comment. Douter de toute chose nouvelle deviendra une stratégie (encore plus) raisonnable.

En fait, ça ne suffira même pas. Nous devrons non seulement surveiller les choses nouvelles, mais aussi les choses existantes qui deviennent plus addictives. C’est comme ça que je me suis fait avoir. J’ai évité la plupart des addictions, mais l’internet m’a eu parce que c’est devenu addictif après que j’ai commencé l’utiliser. [4]

La plupart des gens que je connais ont une addiction à internet. On essaye tous de trouver nos propres habitudes qui nous en libéreront. C’est pour ça que je n’ai pas d’iPhone, par exemple; la dernière chose que je veux est qu’internet me suive partout où je vais. [5] Ma dernière astuce est de faire de longues marches. J’avais tendance à penser que courir est une meilleure forme d’exercice que la marche, parce que ça prenait moins de temps. La lenteur de la marche me semble aujourd’hui un avantage, parce que plus je passe du temps sur le chemin, plus j’ai du temps pour réfléchir sans interruption.

Ça parait plutôt excentrique, non ? C’est toujours le cas quand on essaye de résoudre un problème pour lequel il n’y a encore aucune pratique répandue pour vous guider. Peut-être que c’est un peu trop simple comme explication, peut-être que je suis simplement excentrique. Mais si j’ai raison à propos de l’accélération de l’addictivité, alors ce genre de lutte interne pour l’éviter deviendra le sort de n’importe qui souhaitant obtenir des résultats. Nous allons de plus en plus être définis par ce à quoi nous disons non.

Notes

[1] Pourrait-on restreindre le progrès technologique à des domaines définis ? Uniquement de manière limitée, sauf à devenir une police d’État. Et quand bien même, les restrictions auraient des effets secondaires indésirables. Le « bon » et le « mauvais » progrès technologique ne sont pas facile à distinguer, ce qui rend impossible le ralentissement de l’un sans le ralentissement de l’autre. Et,de toute manière, comme la prohibition et la « guerre à la drogue » l’ont montré, les interdictions font souvent plus de mal que de bien.

[2] La technologie a toujours été en train s’accélérer. Par rapport à l’ère paléolithique, la technologie évoluait à un rythme effréné à l’ère néolithique.

[3] À moins de produire en masse des pratiques sociales. Je soupçonne la récente résurgence de l’église évangélique aux États-Unis d’être en partie une réaction aux drogues. Par désespoir, les gens font appel à la menace ; si leurs enfants ne les écoutent pas, peut-être qu’ils écouteront Dieu. Mais cette solution a des conséquences plus vastes que de pousser les enfants à dire non à la drogue. Ca pousse aussi à dire non à la science.

Je crains que nous allions vers un futur où seule une poignée de gens traceront leur propre itinéraire, pendant que tous les autres réservent un voyage organisé. Ou pire encore, demandent au gouvernement de le réserver pour eux.

[4] Les gens utilisent souvent le terme « procrastination » pour décrire ce qu’ils font sur internet. Ca me parait trop réducteur de simplement assimiler à ne-pas-travailler. On ne parle pas de procrastination quand quelqu’un se bourre la gueule au lieu de travailler.

[5] Plusieurs personnes m’ont dit qu’ils aimaient bien leur iPad parce qu’il leur permettrait d’amener internet dans des situations où un ordinateur portable serait trop visible. Autrement dit, c’est une flasque tendance. (Ceci est vrai aussi pour l’iPhone, bien sûr, mais cet avantage n’est pas aussi évident parce qu’il passe pour un téléphone, et que tout le monde y est habitué.)


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